Jean-Pierre Brazs :
Jacques
Maroger, élève de Louis Anquetin, entreprend des recherches sur les
vernis et médiums avec l'aide d'un chimiste : Marc Havel.
E.L. :
Oui. Cela reste tellement
étrange que Maroger ait été élève d'un peintre comme Anquetin (voir
illustrations ci-contre), même si celui-ci connut une "seconde
période" caractérisée par un retour aux sources classiques.
J'espère que nous
aurons l'occasion de reparler de lui.
Pardon pour cette
digression.
J-P.B. :
A la suite de Jacques MAROGER,
A la recherche des secrets des grands peintres, Dessain et Tolra,
1986 (édition française du texte de
1948)
qui est en fait un recueil de ses textes, si l'on regarde la
chronologie des parutions des ouvrages de référence depuis
l'après-guerre destinés aux artistes,
nous avons :
* Jean RUDEL,
Technique de la peinture. Que sais-je ?, PUF,
1950.13e édition corrigée, 1999.
* Xavier de LANGLAIS,
La technique de la peinture à l'huile.
Flammarion, Paris,
1959.
Réédité en 1973.
* Marc HAVEL,
La technique du tableau. Dessain et Tolra, Paris,
1974,
2e édition, 1979.
* Nicolas WACKER,
La peinture à partir du matériau brut. Librairie La Porte
Etroite,
1980.
Éditions Allia, Paris, 1993.
* Pierre GARCIA,
Le métier du peintre. Dessain et Tolra,
1990
(version complète et version abrégée).
*
Patrice de PRACONTAL,
Lumière,
matière et pigment.
Gourcuff -
Gradenigo, Paris, 2008. (fait le point
sur les « principes et techniques des procédés picturaux », très
bien selon moi)
Très mal distribué
mais on le trouve à la librairie du Louvre et chez Sennelier.
On retrouve les
recettes de Wacker et Garcia dans les bouquins d'Abraham PINCAS (ils se succèdent comme
enseignants à l'école des Beaux arts de Paris, d'où le côté très
pédagogique).
Elle sont largement
enrichies par des fiches techniques très détaillées, et par
l'introduction de produits nouveaux (dont certains sont plus utilisés
par les restaurateurs que par les artistes). Le discours
d'introduction mystique sur l'art est discutable mais il y a dans l'un
de ses livres (Le lustre et la main, Ensba, Paris,
Erec, Puteaux, 1991. p. 299-352) un chapitre très complet sur le
marouflage rédigé par Olivier NOUAILLE.
Evidemment il est
difficile de comparer de Langlais (artiste et prof) et Havel
(ingénieur proche des artistes).
Xavier de Langlais construit son livre
sur une approche historique (de Van Eyck à nos jours) suivi de
recettes qui ont l'inconvénient d'être essentiellement basées sur les
produits Lefranc & Bourgeois, et sont parfois dépassées.
E.L. :
C'est vrai. Cependant le style de XdL est toujours là. C'est
chaleureux et incitatif à l'expérimentation. Je connais
personnellement des peintres dont sa Technique de la peinture à
l'huile a suscité la vocation. C'est ce que je trouve admirable
dans cette oeuvre certes imparfaite.
J-P.B. :
Le
bouquin de Marc Havel aborde plus les
principes avec une grande rigueur. Son approche reste très
pertinente sur les médiums, les émulsions, les vernis, etc.
Je pense que le livre de Xavier de Langlais est beaucoup moins
intéressant que celui de Marc Havel mais il a été réédité et est donc
simplement plus accessible.
E.L. :
Comment est-ce écrit ? Est-ce "convivial" ?
C'est un point important. Par exemple
François PEREGO (lien) est référentiel mais je ne pense pas qu'il
ait suscité autant de vocations que d'autres auteurs. Ce n'est pas le
profil de son Dictionnaire des matériaux du peintre, qui n'est
autre qu'un excellent... dictionnaire.
J-P.B. :
Quand j'ai entrepris de peindre (il y a plus de quarante cinq ans !)
le seul bouquin utilisé comme manuel pratique était celui de Xavier de
Langlais.
J'ai longtemps
pratiqué ses recettes, jusqu'à me trouver limité par l'usage exclusif
pour la préparation des médiums, des produits Lefranc-Bourgeois. Je
n'ai découvert que plus tard le bouquin de Nicolas Wacker qui répondait
mieux à mes préoccupations : partir le plus possible de matériaux
bruts, comprendre les principes des formulations et préparer soit même
ses médiums et ses émulsions. Je ne suis pas certain qu'un manuel
technique crée des vocations. Je pense par contre qu'il peut les
encourager parce qu'il donne les moyens techniques de s'approcher des
résultats recherchés.
Marc Havel écrit en
ingénieur ayant collaboré avec des artistes pour transmettre des
connaissances acquises dans le domaine de l'étude des techniques
historiques et faire comprendre les impératifs d'une construction
rigoureuse du tableau. On peut en effet parler dans la mise en ouvre
d'une construction visuelle, destinée à produire un effet visuel et
d'une construction physico-chimique, destinée à assurer la stabilité
de l'oeuvre : venustas et firmitas (auquel Vitruve
ajoutait utilitas pour l'architecture).
De Langlais publie des « carnets d'atelier » réunissant (à la suite de
l'approche historique) des recettes qu'il a expérimentées. Il est
effectivement plus « convivial » parce qu'il partage avec ses lecteurs
le même statut de praticien.
J'espère que je réponds à ta question.
E.L. :
Mais oui ! Merci Jean-Pierre.
Je dirai aussi un
mot pour l'ouvrage d'Anne VARICHON,
Couleurs, pigments et teintures dans les mains des peuples (lien), qui
n'a rien à voir avec un ouvrage pédagogique sur la peinture, mais qui a
beaucoup à voir avec une approche décalée, susceptible elle aussi de
faire naître des questionnements autour des techniques de la couleur, sur un
champ très vaste.
Quant à Dotapea, ce travail est conçu aussi bien en direction de
l'oeuvre qu'en direction du matériau en soi. Ce qui veut dire que si
ce site parvient à faire naître un intérêt vers les domaines
scientifiques, son objectif est atteint "aussi". C'est l'une des
raisons pour lesquelles, comme dit en réponse au récent courrier d'un
lecteur (lien),
il y a fort peu de recettes sur Dotapea.
En effet, d'une part
Dotapea n'a pas vocation à se substituer aux travaux d'auteurs que tu
as cités ou qui sont déjà dans la bibliographie,
d'autre part ce qui nous intéresse, à l'instar de certains cuisiniers
contemporains comme Hervé This pour ne citer que lui, c'est pourquoi
les choses fonctionnent de telle ou telle manière.
Au-delà, nous
aimerions beaucoup susciter des expérimentations sur des bases aussi solides
que possible, dans un champ très large qui est celui de l'art
contemporain.
J-P.B. :
Je
pense comme toi que le terme « expérimentation » est fondamental.
Certains traditionalistes sont les défenseurs dans le domaine
artistique de techniques (et de formes) figées. Il est important
aujourd'hui de comprendre des principes éprouvés à partir desquels
peuvent être conduites des expérimentations. Cette compréhension passe
comme tu le soulignes par une connaissance des mécanismes
physico-chimiques à l'oeuvre et donc par des rapprochements entre
scientifiques et artistes (comme le fait Dotapea).
L'autre versant du débat est le rapport que les artistes entretiennent
avec l'industrie des « peintures et vernis » :
les artistes
*
cherchent-ils une dépendance, en se dirigeant vers des
produits « prêtsà l'emploi », relativement chers, dont
l'industriel modifie parfois la formulation à l'insu du client, et
qu'il est difficile de modifier pour les adapter à une pratique
personnelle puisque les dosages et une partie des composants sont
inconnus du client.
* cherchent-ils à maîtriser la
formulation des produits en les préparant eux-mêmes et à moindre
coût ?
E.L. : Oui, c'est au coeur du débat,
ce Courrier des Lecteurs en est témoin.
Merci Jean-Pierre !