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Khôl : les vertus protectrices
inattendues du plomb
Non, Dotapea n'a pas viré de bord et ne défend pas
l'usage du plomb !
Cependant, comme dans le cas du mercure évoqué dans le
courrier des lecteurs (lien)
et dans le corps du site (lien), on ne peut pas
être univoque. Une récente publication (lien
externe) de Philippe Walter (médaille d'argent du CNRS en 2009 [1
- note participants]) nous invite à considérer avec respect et
intérêt des pratiques pharmacologiques qui aujourd'hui s'avèrent pertinentes
alors que notre époque aurait plutôt tendance a les rejeter a priori.
Attention cependant : ces découvertes sont associées à
des âges très anciens où le plomb n'était sans doute pas aussi présent que
dans l'environnement contemporain. On ne peut utiliser sans risques
aujourd'hui une antique recette égyptienne qui correspondait de plus à un
contexte sanitaire particulier.
Commençons par un procédé pharmacologique extrait d'un papyrus égyptien daté
du IIème millénaire BC (le "papyrus Ebers"). Il s'agit de la
formulation d'un khôl permettant de lutter contre des infections oculaires
et c'est la base du travail de Philippe Walter : « galène : 1/32 ; suc de
baumier [2] : 1/16 ;
calamine : 1/16 ; ocre rouge [tjerou] : 1/64 ;
minéral-sia [3] du Sud : 1/64. [Cela] sera
broyé finement, préparé en masse homogène et placé dans les yeux jusqu'à ce
qu'ils guérissent parfaitement. »
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La galène (image
ci-dessus) est un sulfure de plomb mêlé de métaux divers, possiblement
d'antimoine dans le cas du khôl (cf.
étymologie de ce mot) dont il est question ici.
Encore faut-il préciser qu'il existe à travers le monde différents types non
seulement de galènes mais aussi de khôls, dont une partie seulement contient
du plomb et de l'antimoine. Ici nous parlons d'une variété précise,
codifiée, identifiable, que l'on peut comparer à des échantillons d'époque.
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En effet, en suivant les
indications du papyrus, Philippe Walter et Pauline Martinetto ont
reconstitué deux des trois substances blanches (la galène brute et
l'ocre donnant par ailleurs les tons sombres) présentes dans les
"trousses de maquillage" égyptiennes des collections du musée du
Louvre : la laurionite - directement recréée à partir de la recette - et
la phosgénite - un composé créé à partir de
litharge, de sel, de natron et d'eau -
qui n'existent pas à l'état naturel et
nécessitent une fabrication assez lente.
Mais ne restons pas trop
techniques et venons-en au coeur de la découverte.
Ce coeur se situe dans un
usage médical largement répandu. Philippe Walter le rappelle : « Il
faut noter que l'ensemble de la population, hommes, femmes et enfants,
de toutes classes sociales, employaient ces cosmétiques ». Un bémol
cependant sur ce point : différentes parutions semblent confondre ce
khôl d'emploi curatif avec des produits à base de céruse qui comptent
parmi les maquillages les plus dangereux jamais employés (lien).
Quelle est donc la "bonne
chimie du plomb" ?
C'est la question à laquelle
Christian Amatore a tenté de répondre à l'aide d'un outil "hi-tech" mis
au point avec Mark Wightman (voir note 1) car
pour lui, le problème se posait ainsi : « Quand Philippe Walter m'a
parlé de cet aspect médical, j'ai pensé que les ions plomb ressemblaient
à ceux du calcium, et qu'ils pouvaient induire une confusion biochimique
vis-à-vis des cellules », les ions calcium jouant un rôle dans le
système immunitaire.
C'est ce qui a été vérifié
avec la "synapse artificielle" de Amatore et Wightman. Il s'agit d'une
électrode de dimension micrométrique capable de mesurer les flux de
molécules émises par une bactérie isolée, avec une réactivité comparable
à celle d'une véritable synapse, de l'ordre de milliers de molécules par
milliseconde.
Les cellules testées, des
kératinocytes (cellules de la peau) ont effectivement répondu à la
stimulation provoquée par un lâcher de molécules de laurionite en
émettant d'importantes quantités de monoxyde d'azote, agent permettant à
son tour de dilater les vaisseaux capillaires, aidant les macrophages à
se rendre sur les lieux d'un éventuel festin de bactéries infectieuses.
Selon Philippe Walter, «
S'il y avait en permanence des "patrouilleurs" macrophages dans l'oeil,
les bactéries n'avaient aucune chance ». « Cela confirme le rôle
protecteur de ce maquillage, qui n'était pas disposé sur les cils, mais
sur l'épaisseur même de la bordure de la paupière. Si bien qu'à chaque
fois que l'on fermait l'oeil, celui-ci était balayé par l'onguent ».
De quoi mettre en déroute les
bacilles des marais environnant certaines régions proches du Nil, c'est
l'hypothèse soutenue.
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Cette
démarche de reconstitution de savoir-faire perdus n'est pas un cas
isolé. Elle évoque nos retrouvailles tardives, en 2001, avec la pourpre,
dont le procédé de teinture fut difficile à reconstituer après des
siècles d'oubli. Lien.
On peut
citer également les épées de Damas, le turquoise maya, l'électrolyse de
Bagdad, objets parmi d'autres d'une véritable attention scientifique
contemporaine. |
Les Egyptiens
connaissaient peut-être les terribles inconvénients d'un usage moins
parcimonieux du plomb. Les Grecs et les Romains le pressentaient de
manière encore très grossière à nos yeux. Ainsi Pline l'Ancien
écrivait-il « prise à l'intérieur, la céruse est un poison », ce
qui est à strictement parler le moins que l'on puisse dire.
On sait aujourd'hui
que les métaux lourds ont une malencontreuse tendance à s'accumuler dans
les organismes vivants, et de plus à se transmettre au fil de la chaîne
de prédation. Or, alors même que nous l'apprenions (ou le réapprenions),
nous avons abondamment répandu ces substances pendant plusieurs
décennies, notamment dans l'atmosphère (essences avec plomb), et un peu
partout. Par exemple en Chine en 2007 on continuait à peindre avec des
peintures au plomb des jouets vendus sur toute la planète (voir
affaire Mattel).
L'accumulation de
plomb dans les organismes et dans l'environnement contemporains rend
évidemment inapplicables tels quels les procédés pharmacologiques des
Egyptiens des milliers d'années plus tôt. Cependant, le travail de
Philippe Walter ouvre des pistes et ouvre surtout les yeux sur
l'excellence de très anciens savants dont la pensée se prolonge
jusqu'aux axes de recherche les plus pointus.
Ce qui n'est
peut-être pas le moindre des mérites d'un travail essentiellement
interdisciplinaire, ouvert jusqu'aux bords de la paupière. |
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Jusqu'aux bords de la paupière |
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[1]
Un projet particulièrement interdisciplinaire.
Philippe Walter et Pauline Martinetto travaillent au Centre de Recherche
pour la Restauration des Musées de France (C2RMF, CNRS) et ont utilisé une
invention conjointe de l'électrochimiste moléculaire Christian Amatore (ENS,
CNRS, Université Pierre et Marie Curie) et de Mark Wightman (Université de
Caroline du Nord, Etats-Unis), sans parler de collaborations fréquentes avec
le CEA et de sources médicales et archéologiques dont les traductions des
papyrus Ebers et Smith par Thierry Bardinet (Ecole pratique des hautes
études, Sciences historiques et philologiques).
Il s'agit bien d'un ouvrage de longue haleine, centré
dans les sous-sols du Louvre, tout près du synchrotron Aglaé du C2RMF... et
de l'esprit errant de Belphégor.
[2] ... et non "suc de baumir",
coquille du communiqué de presse copiée-collée par toutes les grandes
publications francophones.
Le baumier est un arbre produisant un suc qui fut
réputé pour ses vertus ophtalmologiques dans différentes civilisations
antiques et médiévales.
[3] Ce "sia" pourrait être une simple abréviation du traducteur pour désigner l'aragonite (voir
calcaire), parfois abrégée sous la forme SiAr
ou bien l'anhydrite, abrégée SiAn.
Il ne s'agit là que de vagues pistes, merci de nous communiquer toute
information concernant le terme "minéral-sia". Nous
écrire.
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