Dimensions de la composition
Elles se définissent
bien sûr par les sens. Joseph Beuys compte au moins
vingt-cinq types de sensations (toucher, impression
de chaleur, sens et sensations parfois confuses) et
évoque un "élargissement" de nos capacités
sensorielles. Soupçonné exagérément d'un excès de
spiritualité tendant au chamanisme, il posait
pourtant sa pierre, dès les années 1960, sur
l'édifice de l'art contemporain en s'intéressant de
près à des dimensions sensorielles encore
inexploitées, poursuivant une recherche qui a
commencé dès le début du XXème siècle -
particulièrement bien représentée par certains
travaux bien connus de Malévitch (voir
plus loin).
De fait, la vue peut à elle
seule prendre de nombreuses dimensions cognitives.
Une œuvre contemporaine peut jouer sur plusieurs
"canaux" visuels : couleur, valeur,
relief, bien sûr, mais aussi, brillance, éclairage,
reliefs transparents, interposition et superposition
de surfaces, reflets, dissimulation, animation, etc.
Quand le son s'immisce, il peut lui aussi agir sur
des modes pour le moins variés : son brut,
harmonie, musique, voix, rythmes, discours sonores
sur des fréquences disjointes, etc.
La composition d'une
performance, d'une vidéo ou d'une installation
repose sur une infinité de combinaisons de "canaux
d'expressions sensoriels". Ce terrain est loin
d'être défriché à ce jour.
La hâte de savoir
Le regard, pour ne parler que de lui pour commencer, a
ses habitudes naturelles et aussi ses habitudes
culturelles. Il recherche avant tout ce qui peut
faciliter la compréhension rapide du champ visuel.
Par exemple, il se focalise en premier lieu sur les
contrastes les plus forts et les plus nets, les plus
lisibles, soit les éléments formels susceptibles de
définir ce qui est le plus important sur le plan du sens
(répond-il en cela à des préoccupations urgentes telle
que "il y a-t-il un ours à deux mètres devant
moi ?").
Puis, il accentue les nuances et contrastes chromatiques
afin de déterminer des frontières, des formes, des
contours ("je vois les oreilles d'un lapin parmi les
hautes herbes de ce pré"). Simultanément, il cherche à
repérer tout mouvement ("s'il n'avait pas bougé, je
n'aurais jamais aperçu ce lézard"). Même dans une œuvre
non animée, l'expression du mouvement ou de l'action -
lorsqu'elle est convaincante - attire puissamment le
regard.
Celui-ci semble chercher à décoder l'information en
suivant une sorte d'ordre de priorités adaptable.
Chasseur ou proie, il est en partie animal.
Mais il a aussi ses habitudes culturelles, tout aussi
efficientes. Il entre généralement dans une image comme
dans un page écrite- si d'autres éléments prégnants ne
l'attirent pas en premier lieu -, en haut à gauche en
Occident. Il détecte d'emblée la présence de textes ou
de signes dans le champ pictural.
Puis, il navigue non sans être influencé par l'ambiance
sensitive et émotionnelle qui entoure l'observateur,
sans parler des contextes psychologiques personnel,
groupal, sociétal. Une œuvre "change de dimension" en
fonction du lieu (géographie, topographie, éclairage,
etc.), de l'usage (muséal, religieux, politique, etc.),
de la situation économique, politique ou idéologique, et
bien entendu, en fonction de l'état psychique du
spectateur.
[Deux
tendances]
Ces facteurs culturels influent souvent - peut-être de
manière croissante - sur la manière dont l'œuvre est
composée ou même pensée, conçue par l'artiste bien avant
d'être vue par le public, mais non sans intérêt pour la
réaction de celui-ci. L'artiste se fait scénographe. La
composition semble s'étendre au contexte.
Cependant, cet état de faits n'est peut-être pas
définitif. Certains artistes ont recherché, au XXème
siècle, tout le contraire : l'œuvre-univers,
ailleurs absolu coupé du reste du monde. Et certains
poètes n'ont-ils pas voulu "exprimer l'univers" en une
seule phrase ? On peut pourtant se demander si
cette tendance n'est pas elle-même une mise en scène en
même temps qu'une mise en formes ou en mots. La
composition réelle de l'œuvre, c'est toujours aussi
sa mise en scène, qu'elle soit en rupture ou non, et
cette dimension est fondamentale.
Un
rôle majeur, deux modes majeurs
L'un des rôles majeurs de la composition est
sans aucun doute de concentrer l'attention du spectateur
sur l'œuvre ou une partie de l'œuvre. Il est impossible
de se contenter de la seule dimension expressive de la
composition, faisant l'impasse sur son versant cognitif,
car celui-ci est transmetteur de sens.
Nous cherchons naturellement à glaner et
interpréter l'immense quantité d'informations situées en
permanence dans notre espace sensitif (visuel, sonore,
etc.), c'est un fait. Mais la vitesse à laquelle nous le
faisons est sidérante et ce fait est essentiel,
déterminant.
L'œil notamment, habitué à cette exploration permanente
- pour ne pas dire "pris dans ses habitudes" -, peut
glisser très vite hors du champ pictural d'un œuvre
artistique.
L'un des moyens par lesquels on peut l'en empêcher
temporairement est de "fermer" l'image (voir
ci-dessous) et d'éviter de placer certains
éléments risquant de faciliter cette sortie "tout
schuss" (cf. passage).
Mais bien sûr, cette solution "technique" est
insuffisante en soi.
Parallèlement, des problèmes finalement similaires
peuvent apparaître dans d'autres domaines des arts
plastiques. Concernant les installations, la
scénographie et la muséologie, les artistes et
intervenants se trouvent parfois confrontés à un dilemme
lorsque l'œuvre est "englobante" ou doit être englobée
dans un espace créant une ambiance. Il arrive en effet
dans ce cas, notamment lorsque le contenu artistique
peut choquer, que l'installation donne une impression de
contrainte, d'enfermement, d'emprise, et suscite des
réactions de rejet, voire de phobie, d'écœurement ou de
haine - de toute façon, d'incompréhension. L'un des
moyens concrets de contourner cet écueil est de susciter
de la part du spectateur la curiosité d'aller vers
l'œuvre. Par exemple en la cachant partiellement.
Enfin, il semble que l'on peut définir des modes
d'expression qui vont déterminer le type d'attention
sollicitée chez le spectateur.
Citons Christian Boltanski [1] :
"Quand je fais une grande exposition, j'essaye
souvent d'avoir un début et une fin, parce que
l'émotion vient du temps. Mais c'est un temps
différent de celui du théâtre ou du cinéma." [...]
"Je suis comme un musicien, je peux jouer mon œuvre
et je peux la jouer mieux ou plus mal, en fonction du
lieu de la manifestation. C'est du théâtre sans texte,
sans spectacle. Ce que je souhaite réaliser est entre
théâtre et installation." [...] "Quand
nous voyons un film, il y a un début et une fin la
plupart du temps. Quand vous voyez un tableau, vous
pouvez le regarder pendant dix minutes ou six heures,
et vous pouvez vous déplacer autour. La grande
"coupure", en termes de médias, je pense, est le temps
ou l'espace."
Image
et son, image et texte
Les relations entre le son et la dimension plastique
sont un sujet encore mal connu. Les cinéastes disposent
de connaissances plus approfondies que les plasticiens,
mais leurs intentions, à dominante narrative dans un
cas, plus rarement ou moins systématiquement dans
l'autre, ne sont pas vraiment comparables.
Manifestement, une élaboration (une exploration ?)
est en cours.
De même, la relation entre image et texte, familière
aux auteurs de bandes dessinées qui se sont empressés de
la codifier à des fins compréhensibles d'efficacité
narrative, peut sembler un véritable piège pour qui n'a
pas la narration pour but. En effet, un texte placé au
sein d'un œuvre picturale attire considérablement
l'attention, attention toujours en quête d'informations.
Le spectateur cherchera souvent une explication de
l'œuvre ou une narration dans le texte contenu. Une
démarche à tendance presque lettriste, qui part au
contraire d'un ou plusieurs textes pour parvenir à une
expression picturale, pourrait avoir davantage de
chances d'aboutir à un résultat échappant à la
toute-puissance de la recherche de sens immédiat.
Certains artistes travaillent en ce sens.
D'autres, dont certains bien connus, ont cherché à
rapprocher la composition de leurs œuvres peintes ou
sculptées de la forme d'un signe écrit, lettre ou
idéogramme. Une tout autre démarche.
Références
et significations : ne soyons pas innocents
A certaines époques en Occident, la robe de la Vierge
était bleue. Elle devait être bleue.
De là, se pose une question. Est-ce que je fabrique un
objet - ou un concept, ou un spectacle - qui sera
utilisé dans le cadre d'un usage précis et qui devra
comporter certaines références, à des fins qui ne sont
pas "rigoureusement artistiques" ? La robe de la
Vierge était souvent peinte, pendant une partie du
Moyen-âge, avec du lapis-lazuli,
ce qui déterminait une valeur marchande intrinsèque des
tableaux. Une valeur à laquelle les commanditaires
étaient attachés. Disons les choses plus crûment :
que l'artiste peigne une croûte ou un chef d'œuvre, il y
avait une garantie de valeur. Evitons donc toute
innocence : le champ d'application de ce que l'on
nomme composition est traversé par des significations
culturelles, sociétales, qui ont une répercution
déterminante.
L'idée de "faire référence", ce que l'on nomme
aujourd'hui "art référentiel" ou "part référentielle" -
qui trouve son expression la plus manifeste dans l'art
musical actuel (samples, remix), mais que l'on déniche
aussi sans peine dans la production de nombreux
plasticiens - n'est pas une nouveauté. Elle a été
parfois à strictement parler l'une de dimensions
majeures de la composition d'une œuvre. Combien de fois
l'art n'a-t-il pas avoisiné, sous la contrainte ou
librement, l'imitation ou l'emprunt ?
Langage
de la composition
Au travers de la double dimension culturelle et
cognitive de la composition, on parvient à distinguer
quelques concepts, voire quelques règles même, qui ont
été pour le moins explorées, interprétées et parfois
amendées par les artistes depuis le paléolithique.
Ceux-ci ne se sont pas privés de jouer avec les
habitudes, les contrariant, les modifiant parfois, ou
s'y conformant. La composition plastique semble
s'apparenter à une langue vivante, mais en partie
seulement.
On peut certainement dire que l'intention de l'artiste
"se lit" pour une part dans la composition de son œuvre.
Mais la lire, est-ce la comprendre ou la
ressentir ? Curieusement, beaucoup de chefs
d'œuvres contemporains ou anciens nous semblent avant
tout "ressentis", même quand leur architecture est
complexe et longuement méditée, même quand l'œuvre n'a
pas un caractère "lyrique". La cognition semble alors
souvent découler d'une émotion qui se forme à la vitesse
de l'éclair, même si cette émotion n'est pas définitive.
Règnent l'immédiat et l'intemporel. La composition, au
sens classique, sert à ne pas faire fuir le regard, à le
maintenir, mais aussi à le faire revenir éternellement
dans son exploration de l'œuvre.
Et c'est précisément en cela que la composition
visuelle, au sens classique toujours, n'a d'un langage
que l'apparence. Elle est chuchotement indistinct,
évocation, raccourci à décoder ou éléments à investir de
significations personnelles. Ce qui vaut d'ailleurs pour
d'innombrables créations contemporaines.
Il n'en va pas de même de compositions narratives. Les
significations font sens, presque à la manière d'un
texte. L'artiste contemporain semble avoir un choix
entre ces deux pôles depuis déjà quelques décennies.
<<< Quelques concepts
récurrents >>>
Simples points
de repère bien connus - à relativiser de toute façon
-, ils sont très insuffisants en face des
possibilités des arts plastiques contemporains.
Les éléments attractifs
Le
contraste maximal
On l'a dit, ce qui concentre l'attention du regard,
semble-t-il en premier lieu d'un point de vue cognitif,
c'est le contraste le plus important et le plus net,
comme le soulignent différents auteurs. Une expérience
que l'on peut vérifier aisément en effet.
Le
texte
Tout texte attire l'œil, le plus souvent de manière
radicale. Si le texte est lisible, il est porteur de
sens. Il capte donc très vite notre attention qui en est
avide.
Le
mouvement, l'animation
Tout mouvement, même infime, toute impression de
mouvement, même simplement suggérée, focalise notre
attention. Sans doute y a-t-il là aussi en nous une
recherche de sens : cela bouge, que se
passe-t-il ?
Au-delà de cette considération basique, la mise en
œuvre du mouvement animé a ses propres règles de
composition, qui sont innombrables. Certains plasticiens
semblent s'attacher en premier lieu à adopter un regard
qui peut sembler "nu", "frais" (débarrassé des concepts
cinématographiques et télévisuels), parce qu'il est lié
à une intention artistique précise et non à un mode
d'expression spécifique. Leur conception du mouvement
est sûrement à distinguer de celle des réalisateurs.
Le
son
Le son peut intensifier ou réduire l'attention à
l'image. Il peut aussi bien créer une distanciation
qu'une harmonie. Son pouvoir est considérable. Bruit,
parole, musique... aujourd'hui, les plasticiens s'y
intéressent de très près, comme les cinéastes hier mais
d'un autre point de vue, peut-être moins
systématiquement associé à l'efficacité d'une narration.
Les
autres attracteurs sensitifs
... ne peuvent être évoqués de manière univoque.
Autres
concepts
Le
positionnement, le format
Selon la règle des trois tiers, la règle d'or, la porte
d'harmonie et la règle du report (voir Nombres
spéciaux), il existe des "points
privilégiés" sur toute surface, des points forts qui
semblent correspondre à une sorte de processus inhérent
à la cognition.
Pourquoi des points forts ? Difficile de répondre.
Cependant, on peut se demander si tout simplement, le
cerveau n'est pas en quête de points de repères simples,
non dénués d'un aspect mathématique abstrait et
globalisant, simplifiant "statistiquement" la cognition
d'une image. Soit dit sans garantie scientifique, bien
que certaines études (très expérimentales) aient
confirmé la prégnance de certains rapports (tiers et
section dorée) sur des populations considérables.
Quels sont ces positionnements au juste ? Traçons
mentalement des lignes traversant n'importe quelle
surface rectangulaire ou carrée en la divisant en trois
parties de surfaces identiques, dans le sens horizontal
d'une part et dans le sens vertical d'autre part, ce qui
nous donne neuf surfaces. Les quatre points
d'intersection des verticales avec les horizontales sont
de véritables points forts. Voici pour la règle des
trois tiers. D'une manière similaire, la règle d'or et
les multiples du nombre d'or définissent par croisement
la localisation de lieux privilégiés.
Le format - ou plus généralement
les dimensions de l'ensemble de l'œuvre - est la base
même de ces questionnements. Vais-je me caler sur le
nombre d'or, la porte d'harmonie, la règle des
tiers ? Toute l'architecture d'une œuvre en dépend.
Pour prendre un exemple simple, dans le domaine de la
peinture je vais choisir un format figure, paysage,
marine, carré, double carré, etc., ou bien un format
atypique car cela correspond à ma libre intention
artistique, à un mode d'expression - le mot n'est pas
trop fort -qui me convient. Cependant, cela induira de
fortes contraintes, des limites bien réelles. L'artiste
peintre se fait là architecte ("excellent ouvrier" -
voir glossaire) par ce
difficile choix dimensionnel dont toute construction
ultérieure - donc tout positionnement - dépendra.
Pour information, lire Les
formats de châssis
et l'introduction de Les
formats de papier.
Les
axes, leur pouvoir et leur portée expressive
Les axes sont essentiels dans la composition d'une
œuvre. Ils semblent jeter des ponts, poser des assises,
placer contreforts et arc-boutants, voire même lier
l'œuvre - tableau ou œuvre tridimensionnelle, où
d'ailleurs le plan peut jouer le même rôle que
l'axe - à son environnement. Ils en sont la maçonnerie.
Et un peu plus peut-être.
Equerres et fils à plomb massifs chez Mondrian,
diagonales (courbes parfois également) suggérées mais
assez lisibles chez Rembrandt, presque invisibles chez
d'autres artistes, les axes peuvent en fait prendre
toutes les orientations, adopter des formes plus ou
moins variées - quoique limitées par une sorte de
nécessité de lisibilité - et surtout, ils autorisent des
ponctuations. Leur rôle est double : ils facilitent
la lecture de l'œuvre en aidant à lui donner une
structure, mais agissent en même temps sur son sens
profond. Nous allons y revenir dans les deux sections
qui suivent.
L'axe est une ligne le plus souvent évoquée et non
affirmée, notamment grâce au jeu des intermittences, des
ponctuations. D'une scansion picturale naissent des rythmes, parfois calés sur des
rapports numériques. La lumière
circule aisément dans la discontinuité, des
éléments hétérogènes se trouvent reliés.
Axes et masses :
une opposition ? Grands choix de composition et
mise en œuvre
Ce sujet, fondamental en
composition, a été largement exploré pendant la
première moitié du XXème siècle par les peintres
d'Europe de l'Est ainsi que quelques autres.
Le constructivisme a clairement affirmé une préférence
pour les axes et les plans, opposés aux masses.
Strzeminski [2] a
fait comprendre l'intérêt cette orientation :
l'homogénéité et la tenue structurelle obtenues sont
remarquables. Cette conception artistique s'opposait au
suprématisme, à moins qu'elle n'en soit la continuation
logique après la révolution que constitua le Carré
blanc sur fond blanc. En effet, jusqu'alors,
l'artiste (à cette époque, en Russie principalement)
faisait de la confrontation des masses l'objet et/ou le
moyen de son travail.
Alors faut-il penser que "qui dit masses dit
confrontation, qui dit axes dit union" ? Aussi
univoque qu'elle paraisse, cette affirmation n'est sans
doute pas à rejeter intégralement a priori. Certes,
masses et axes se marient, fusionnent ou se contrarient,
s'engendrent ou se détruisent. Ils ne sont pas de
parfaits opposés ni d'absolus complémentaires. Mais ils
sont des faits cognitifs de natures différentes et c'est
là l'important. Ils ont la capacité d'exprimer une
possible différence, une possible altérité. Ils
semblent avoir chacun une sorte d'identité séparée et
leur mise en présence peut engendrer des complexités,
elles-mêmes de tendances dominantes différentes.
L'avantage aux axes ou aux masses n'est pas un choix
innocent en composition.
[Mise
en œuvre]
Concrètement, ce choix se matérialise par l'intensité
des contrastes entre les masses (s'ils sont faibles, ils
accentueront la prégnance des axes) et aussi par les
oppositions (de contrastes, de formes, de localisations)
entre masses et axes. L'avantage aux masses implique
d'une part une mise à contribution maximale des axes à
leur délimitation, d'autre part de forts contrastes
entre masses. Mondrian en a fait une règle et le
Carré noir sur fond blanc de Malevitch semble
l'application suprême de ce principe. La masse du carré
noir entouré de blanc est consolidée par les quatre axes
latéraux qui se mettent totalement "à son service",
faisant corps avec elle. Le Carré blanc sur fond
blanc n'est pas l'opposé de cet exemple :
les axes ne contrarient pas la forme de la masse
centrale.
Forme
et orientation des axes
[Diagonales]
Parmi les
diagonales, on distingue deux types d'axes : les
axes montants (du bas gauche vers le haut droit, du
moins en Occident) et les descendants (du haut gauche au
bas droit).
L'axe descendant pose un problème "cognitif" : il
encourage le regard à suivre son mouvement naturel qui
le mène littéralement à sortir de l'œuvre. Un autre axe
est généralement mis en place quelque part en bas à
droite pour lui barrer la route, si l'on peut dire.
[Retourner
un tableau, un procédé secourable ?]
La portée expressive des axes montants ou descendants
peut assez souvent - mais surtout pas systématiquement -
être associée à ce que symbolisent pour nous une montée,
une progression, une ascension, une escalade, ou bien
une pente douce, une retombée, une chute. Des mots à ne
pas prendre au pied de la lettre. Il s'agit de saisir
des tendances, de possibles points de repères dans des
chaînes associatives. Cependant, de fait, les descentes
de la croix, dans les représentations chrétiennes, sont
rarement basées sur des axes ascendants.
A cause de cette dissymétrie, il est en partie faux
d'affirmer qu'un "bon tableau" peut être retourné sans
perdre son expressivité. Il conservera sa structure -
alors qu'un tableau "mal composé", c'est-à-dire peu
structuré, sombrera dans l'absurde -, mais il ne
sauvegardera pas sa symbolique. Cette pratique du
retournement, comme l'emploi du miroir, est
indéniablement secourable et semble se conformer
intégralement aux postulats gestaltistes, mais elle a
ses limites quant aux significations véhiculées.
[Verticales
et horizontales]
Les verticales, dit-on ici et là, expriment une sorte
de stabilité. Référence à l'architecture ?
Référence au tronc d'arbre ? A un symbole
sexuel ? Difficile à dire. Ce type
d'interprétations est hasardeux.
Les horizontales, quant à elles, signifieraient un
pouvoir, une assise, une confiance. Peut-être, mais
peut-être aussi bien un état léthargique, la mort, etc.
Il faut bien le dire : les horizontales et les
verticales sont des axes forts sur le plan structurel,
mais elles semblent généralement moins expressives que
les diagonales. Il est plus difficile de "les faire
parler". C'est peut-être pour cette raison, la
neutralité, qu'elles ne semblent là, chez Mondrian par
exemple, que pour définir une structure capable de
soutenir des masses colorées.
[Courbes]
Les axes courbes sont, eux, très expressifs. Mais ils
n'ont pas le pouvoir directement structurant des
droites. Les compositions où la courbe domine (on pense
par exemple aux cercles des Delaunay) sont plus
facilement rythmées mais parfois
complexes. Pour réduire cette complexité, se rapprocher
de la forme simple qu'est le cercle est une solution qui
a fait ses preuves.
Les
masses
Qu'entend-on généralement par "masses", un terme que
l'on entend si souvent ?
S'il est possible d'en donner une définition, disons
qu'il s'agit de surfaces, d'étendues ayant forme
prégnante, qui se distinguent principalement par leur
valeur et/ou leur couleur, leur matière, leur brillance,
leur consistance, etc. Une œuvre plastique peut
comporter un nombre varié de masses, mais rarement un
grand nombre car notre attention peine en ce cas à les
distinguer (note : l'illisibilité peut être
recherchée). Il existe d'ailleurs des sortes de "masses
transitionnelles", par exemple les dégradés.
Les masses en présence dans une œuvre plastique sont
grandement déterminantes de sa structure, presque au
même titre que les axes auxquels
elles sont d'ailleurs souvent associées, même si elles
les contrarient. Pyramidales, binaires, ternaires,
multiples, assises, verticales, rondes, en huit, en
ascension, etc., elles semblent structurer des types
d'expressivités.
[Caractère
expressif des masses]
Le concept de masse est puissant. Notamment, il peut
nous renseigner sur les choix majeurs d'une composition
et d'une intention artistique. Un exemple extrêmement
kitsch : je valorise le Prince en le représentant
au sein d'une masse centrale mi-teinte de forme
pyramidale, entouré d'une zone très lumineuse dégradant
vers le foncé près des bords du tableau. Mon intention
est claire : le Prince est Dieu en personne. Le
choix de faire correspondre exactement les masses
(valeurs, couleurs, reliefs) aux contours d'éléments
figuratifs tels que des personnages peut provoquer un
"effet kitsch" ou, lorsque le procédé est moins radical,
à une simple mise en exergue.
La topologie des masses picturales est donc souvent
porteuse de sens. Leur structuration et la forme de leur
convocation dans l'espace pictural peut les affubler
selon les cas d'une lourde dimension politique,
philosophique, religieuse ou, à l'opposé, d'apparences
poétiques, personnelles, naturelles, éphémères.
[Des masses de quoi ?]
Une seule masse implique nécessairement l'uniformité de
l'œuvre. Le tableau Carré blanc sur fond blanc
de Malévitch n'est pas une surface homogène. On
distingue nettement le carré blanc central du fond
également blanc, mais d'aspect différent, qui l'entoure.
Le titre du tableau n'est pas usurpé. Car les faits sont
là en deçà de toute interprétation symbolique
(contrairement au Carré blanc sur fond noir qui
pose sans doute d'autres questions immédiates de
sens) : Malévitch prouve matériellement qu'un carré
blanc sur fond blanc, cela peut exister et donc que la
valeur ou le chromatisme ne sont pas les seuls modes
d'expression à la disposition des artistes.
Cette découverte magistrale illustre le savoir et la
puissance acquis par les artistes du XXème
siècle dans le domaine du concept de masse et bien sûr,
d'autres dimensions de l'art contemporain.
La référence à Malévitch était inévitable dans ce
passage consacré aux masses dans la composition car elle
illustre le fait qu'il est devenu possible de
construire des formes structurellement majeures dans
une œuvre exclusivement par des variations de touche,
voire de brillance ou de matière, pourquoi pas de
chaleur ou d'éléments matériels incarnant
référentiellement une dimension culturelle (Pougny), ce
qui a largement ouvert la voie à ce que l'on nomme
actuellement le multimédia, où l'artiste joue librement
"sur plusieurs tableaux à la fois", pour ainsi dire,
c'est-à-dire sur une multitude de canaux d'expression (lire l'introduction de
"Dimensions de la composition"), ou en se
concentrant sur un canal isolé s'il le souhaite. Il peut
aujourd'hui se sentir affranchi des "canaux obligés" que
le passé mettait à sa disposition : la valeur, la
couleur et le relief.
Ouverture
et fermeture
Une ouverture est un passage non contrarié par un
élément visuel vers l'extérieur de l'image. Ou bien une
entrée lumineuse qui incite le regard à entrer par une
"zone ouverte". En Occident, l'ouverture est plus
aisément placée en haut à gauche de l'œuvre. En bas ou à
droite, elle a tendance, parfois, à "faciliter la
sortie", ce qui est évité par l'ajout d'un élément
fermant. Un point de vue très global, trop global, à
moduler selon la composition d'ensemble.
Comme on l'a suggéré ci-dessus, le jeu de la
composition consiste bien souvent à retenir l'œil, l'œil
bolide, dans le champ de l'œuvre picturale. Cet enjeu
important étant devenu trop lisiblement un procédé et,
pouvant en plus induire des contraintes indésirables,
certains peintres ont cherché dès la Renaissance à
rendre l'intention aussi invisible, fluide et naturelle
que possible. La fermeture s'est faite discrète. L'art
abstrait, qui est souvent un art de composition, a
parfois pris cette tendance à contre-pied.
Le
rythme
C'est la répétition d'éléments picturaux généralement
hétérogènes. On peut aussi bien répéter - sans les
reproduire rigoureusement - des axes, des masses ou bien
ponctuer, scander des axes ou des masses.
Le rythme peut poser la question de la
répétition et des égalités.
La
répétition, les égalités : des
repoussoirs ?
Ce que les artistes nomment répétitions ou égalités
n'est pas le rythme. Une forte
égalité (une grande ressemblance) de masses
ou de chromatismes, à moins d'être délibérée et de faire
sens, crée une monotonie que le regard humain,
perspicace et très versatile, identifie sans délai et
fuit spontanément en règle générale, peut-être parce
qu'il ne trouve pas d'intérêt à explorer séparément des
structures qu'il juge trop identiques. Quoiqu'il en
soit, la répétition à l'identique est au mieux
"minimalisante", au pire, pauvre et ennuyeuse. Elle peur
d'ailleurs servir à mettre en valeur d'autres éléments.
La
circulation de la lumière
Très importante pour certains, hors de propos pour
d'autres, elle ne devrait pas être prise pour une règle
de composition mais comme un choix dont les modalités de
mise en œuvre déterminent la valeur expressive.
L'œil ne suit pas la lumière comme le cours
ininterrompu d'une rivière. Il peut parfaitement suivre
un parcours en pointillé. "Quelque chose" peut
"circuler" sans qu'il s'agisse de lumière. On peut donc
agir sur une zone d'aspect occlus par des moyens
divers : axes, rythmes, contraste (transitions) de
couleurs ou de valeurs, mouvements à proximité, ...
Le
mouvement
C'est essentiellement la mise en présence
simultanée de la courbe et de la droite qui suggère ce
que l'on nomme le mouvement. Les croisements de courbes
hétérogènes peuvent cependant susciter également cette
émotion bien particulière qui évoque la danse, la
complémentarité, l'interaction. D'autres procédés ont
également été explorés depuis longtemps, comme par
exemple le décalage, que
Raoul Dufy par exemple imposait entre contours et masses
chromatiques. Le mouvement semble naître, dans ce simple
décalage, de légères différences formelles. C'est un
mouvement un peu "minimaliste" qui s'apparente assez à
un effet de rythme, mais il est curieusement efficace
car il joue sur une ambiguïté topologique un peu comme
le ferait une image volontairement brouillée.
L'expression multimédia peut exploiter des
hétérogénéités pour créer ce type d'émotions
complémentaires.
Faire naître l'harmonie de la dissymétrie est sans
aucun doute un jeu puissant. Mais le mouvement n'est pas
nécessairement harmonieux : il peut également être
dissonant. Il met en scène une différence formelle qui
peut aussi bien évoquer l'harmonie que l'isolement ou la
confrontation. Du menuet au pogo en passant par le Lac
des cygnes et le tango, il existe toutes sortes de
danses.
La
pesanteur
Certains artistes et enseignants y font référence.
Il s'agirait d'une correspondance entre la présence de
masses sombres en haut ou en bas
de l'espace pictural et la sensation globale de lourdeur
ou de légèreté que susciterait l'œuvre.
Il est impossible de confirmer la validité de ce
concept car il semble se superposer à d'autres. Affirmer
que le positionnement de zones sombres a en lui-même une
résonance, une signification intrinsèque, un impact
précis, c'est possiblement juste, mais d'autres éléments
de composition semblent néanmoins plus déterminants.
____
[1]
Tate Magazine Issue 2 - Studio visit - Christian
Boltanski
"When I make a large show, I
often try to have a beginning and an end, because
emotion comes from time. But it's a different kind
of time than theatre or cinema." [...] "I'm
like a musician, I can play my work and I can play
my work better, or worse, depending on the place
where I am showing. It's theatre without text,
without spectacle. What I wish to do is something
between theatre and installation." [...] "When
we see a movie, there is a beginning and an end,
most of the time. When you see a painting, you can
look at it for ten minutes or six hours, and you can
move around. The big "cut", in terms of media, I
think, is time or space."
[2]
Prononcer à peu près Chtjéminske avec un accent
tonique sur tjè. Wladyslaw Strzeminski fut un peintre
et un important théoricien constructiviste polonais.
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