Draperie 65x100 huile sur toile
Draperie 65x100 huile sur toile, C. Olivier Bonvin

Christine Sourgins : « L’art contemporain, c’est la dictature du quantitatif et de l’éphémère »


Entretien avec l’historienne de l’art Christine Sourgins sur la manière dont l’art contemporain a pris en otage le monde de la culture et ses adeptes.

Cet article fait suite à l'interview d'Aude de Kerros reprise dans l'article précédent: "Mécanismes de l'art  contemporain"

Christine Sourgins, auteur des Mirages de l’art contemporain, s’est prêtée à l’exercice de l’entretien à la suite d’Aude De Kerros, il y a quelques semaines. Qu’est-ce que l’art contemporain ? Sur quels mécanismes repose-t-il ? En quoi peut-on dire qu’il a tué toute représentation de la peinture en France ?

 

Quels signes vous semblent montrer que la peinture a disparu en France ? Disparu d’où ?

- Il n’y a pas de grandes rétrospectives de peintres français à Beaubourg par exemple (Rebeyrolle, Rustin, Crémonini, Mathieu, etc. pour les vivants, Garouste ou Truphémus etc.). Parfois les fonctionnaires de la culture l’avouent eux-mêmes comme Alain Seban, directeur du centre Pompidou : « Longtemps on a répugné à défendre les artistes français de crainte d’être accusé de nationalisme. »
- Il y a aussi la manière dont sont traités les Salons historiques, si peu aidés qu’ils doivent accepter la présence d’amateurs pour financer l’événement et l’ensemble devient fort inégal ; les bureaucrates de la culture ont alors beau jeu de dire : « vous voyez bien, la peinture aujourd’hui n’a pas un bon niveau ».
- Il n’y a plus d’émissions sur les grandes chaînes de télévision, de reportage sur les galeries… ou les ateliers. Idem dans la grande presse, dans les années 80, Le Figaro accordait des pages à un peintre comme Verlinde… qui, à plus de 80 ans, vient de décrocher une énorme commande de fresques… en Suisse !
- Et dans la plupart des écoles des Beaux-Arts, il n’y a plus d’enseignement du métier (mais du conceptualisme, du marketing et du réseautage). Les jeunes, pour apprendre les techniques, s’en vont depuis longtemps, en Russie ou aux États-Unis.

 

Considérez-vous que le dirigisme culturel est directement responsable de la destruction de l’art classique en France ?

Oui mais pas uniquement de l’art classique, le classique est un style parmi d’autres. Le dirigisme est responsable d’une attaque plus large contre la définition même de l’art. Duchamp a inventé le ready-made en 1913 mais le plus connu est l’urinoir de 1917 : un objet appartenant à la vie quotidienne, détourné de sa fonction utilitaire, devenant œuvre d’art par la volonté de l’artiste. Ce qui compte dans l’Art Duchampien, n’est pas d’incarner une inspiration (avec des émotions, idées, rêves, visions etc.), dans une matière grâce à un travail formel, ça, c’est la définition millénaire de l’art. Avec Duchamp, l’idée prime la forme, c’est l’intention qui compte : l’art a une base conceptuelle. Duchamp ne crée plus, il décrète. C’est une redéfinition drastique de l’art où le sens n’est plus un don de la forme, il n’y a plus ce lien organique entre les deux, désormais le sens est en dehors de l’œuvre, dans un discours plaqué sur des objets ou des situations (performance). C’est une autre définition de l’art qui n’a plus grand-chose à voir avec l’art de Lascaux jusqu’à l’Art Moderne inclus. L’art dit contemporain est en fait l’art d’une toute petite partie de nos contemporains qui travaillent dans la mouvance de Marcel Duchamp. Pour lever toute ambigüité, j’ai proposé dans mon livre d’employer le sigle AC, pour désigner ce sens particulier du mot contemporain appliqué à l’art.

 

Quel est le bénéfice tiré de cette disparition par ceux qui en sont responsables ?

Il s’agit moins d’un problème de concurrence, que de tolérer, ou pas, un vis-à-vis révélateur : en France – le pays où s’est inventé la peinture moderne, tout de même – maintenir une peinture de qualité dénoncerait le vide et la fatuité d‘un art conceptuel usé jusqu’au rabâchage mais soutenu par les subventions. Le courant duchampien est par définition prédateur puisque le « détournement » est une de ses logiques favorites : il lui faut donc de la chair fraîche à détourner en permanence… d’où son goût pour le patrimoine qu’il peut squatter et tourner en dérision à loisir. Détruire la Peinture, c’est aussi détruire des critères de jugement esthétique, jusqu’ici internes à l’œuvre : c’est ouvrir la voie à la spéculation qui va remplacer les critères esthétiques par les critères financiers. Il vaut mieux pour la ploutocratie au pouvoir que l’Art au sens propre, au sens premier, existe le moins possible car il attire l’attention sur la qualité ; or l’AC permet de conditionner le spectateur au règne du matérialisme et de la finance, à la dictature du quantitatif et de l’éphémère…

[...]

Quelle est la force de l’art contemporain ? Qu’est-ce qui explique son succès ?

Sa force est financière et médiatique et, en France, institutionnelle : c’est un art officiel, dans sa version duchampienne, l’AC (à ne pas le confondre avec les artistes vivants qui sont bien nos contemporains mais qui continuent à travailler selon une autre définition que celle de Duchamp). Mais attention, si l’art officiel n’est pas nouveau, ce qui est inouï aujourd’hui, c’est qu’en France cet art officiel n’a pas de contrepoids : l’État, les grands collectionneurs qui sont des capitaines d’industrie, les grands médias, l’Église (voyez les Bernardins), tout ce qui a du pouvoir soutient la même chose. Ce n’est pas le cas dans d’autres pays, où, même si l’AC est important, il n’a pas tué la Peinture.

 

Comment expliquez-vous que des personnes sincères et cultivées puissent aimer l’AC ?

Le bougisme, le jeunisme, la confusion entre culture et divertissement, ce dernier semblant s’imposer comme la version démocratique de la culture : Koons, c’est évidemment plus facile à comprendre que Cranach et ceci ouvre le faux procès de l’élitisme supposé de la Grande Peinture. Cranach est accessible à une fille d’ouvrier – j’en sais quelque chose – comme à une fille de diplomate. Dans les deux cas, Malraux a raison, qui dit que la culture ne s’hérite pas mais se conquiert : il faut faire un effort. Et l’effort, rien de plus démocratique ! C’est la-dessus que reposait l’École de Jules Ferry, celle qui m’a formée. J’ai d’ailleurs tout un chapitre du livre qui explique comment la vision de Malraux a été dévoyée. Plein de gens font des efforts pour pratiquer l’alpinisme ou la randonnée alors pourquoi seraient-ils impotents côté peinture ? Je donne régulièrement des conférences sur la peinture du XIXème au XXIème pour que le public se réapproprie cette histoire : ce sujet passionne des gens d’horizons différents ; il suffit de leur expliquer.

Lire l’entretien entier sur contrepoints.org